Louisa Dris-Aït Hamadouche, politologue : «Une rupture franche avec la fermeture de la base d’Incirlik est difficilement envisageable»
Reporters : Pourquoi les relations entre Wasington et Ankara se sont-elles détériorées en particulier depuis la réélection d’Erdogan ?
Louisa Dris-Aït Hamadouche : Sur le plan strictement conjoncturel, deux événements expliquent la détérioration actuelle des relations turco-américaines. Il y a d’abord l’affaire du pasteur américain, Andrew Brunston, qui a passé 20 mois en prison et n’a été mis en résidence surveillée que le mois passé. Il est accusé par la justice turque d’entretenir des liens avec le PKK que le gouvernement turc considère comme un groupe terroriste. Le second élément est d’ordre économique et concerne la guerre commerciale que le président américain mène contre ses concurrents. La Turquie fait partie des cibles et ses exportations d’aluminium et d’acier se verront très fortement taxées. Le timing et l’objet de ces tensions montrent que le problème n’est pas lié à la « réélection » d’Erdogan, mais plutôt aux choix géopolitiques de la Turquie depuis plusieurs années déjà.
Quelles conséquences cette détérioration peut-elle avoir sur la région du Moyen-Orient et sur le dossier syrien en particulier ?
Ces tensions n’auront probablement pas d’impacts significatifs nouveaux sur la région. Les divergences entre les Etats-Unis et la Turquie ne sont pas nouvelles, car nous avons affaire à une alliance certes stratégique, mais souple qui laisse aux deux protagonistes une certaine marge de manœuvre. La Turquie est engagée dans une stratégie de redéploiement régional qui, jusqu’à preuve du contraire, s’accommode de son alliance stratégique avec les Etats-Unis. Cette flexibilité est sans doute liée à l’importance inhérente de la Turquie sur l’échiquier régional. Contrairement à d’autres Etats arabes qualifiés d’« alliés » ou «amis», la Turquie n’est pas dépendante des Etats-Unis. Cette absence de dépendance vient principalement du fait que, contrairement aux Etats de la région, le régime politique turc ne doit pas sa survie à son alliance américaine, mais à sa représentativité électorale. Le chantage « soumission VS survie politique » n’est pas possible en Turquie.
Le président Erdogan a menacé de regarder vers la Russie et en faire un partenaire privilégié à la place des Etats-Unis. Jusqu’à quel point pourrait-il envisager un tel choix sachant qu’Ankara est un élément pivot de l’OTAN ?
Le recours à la menace de se tourner vers d’autres partenaires, telle la Russie, est un atout que la Turquie brandit logiquement en pareilles circonstances. La Turquie est une puissance européenne et asiatique et possède un prolongement quasi naturel jusqu’aux frontières de la Russie. Ceci étant, l’essentiel des intérêts, notamment économiques et stratégiques, de la Turquie est avec la rive occidentale. Elle est comme vous le dites un membre indiscutable de l’Otan. Tant que nul ne songera à remettre ce statut en cause, le degré de rapprochement de la Turquie avec la Russie sera difficilement une menace pour les Etats-Unis.
Dans cet ordre d’idées, une rupture franche entre Ankara et Washington avec, par exemple, la fermeture de la base d’Incirlik est difficilement envisageable. Rappelons-nous qu’en 2003, lors de l’invasion américaine de l’Irak, la Turquie avait interdit l’usage de la base pour l’invasion sans pour autant aller plus loin dans son opposition. Il s’agit d’un schéma comparable avec les relations turco-israéliennes. Le président Erdogan a beau déclarer qu’Israël est son ennemi numéro un, le volume des échanges bilatéraux n’en est pas moins de 5 milliards de dollars…
L’Europe semble observer le bras de fer Washington-Ankara, sans plus. N’a-t-elle aucune carte à jouer ?
Sur ce dossier comme sur beaucoup d’autres, l’Europe en tant qu’entité politique n’existe pas. Les gouvernements européens qui ont réagi sont ceux qui voient leurs intérêts commerciaux et économiques menacés par une crise économique en Turquie. C’est le cas de l’Allemagne par exemple. Cette inertie est également due, ne l’oublions pas, au fait que l’Europe est, elle aussi, victime des mesures décidées par Donald Trump. Le bras de fer dont vous parlez finira en faveur des Américains si l’ensemble des « victimes » ne décide pas de mener une politique commune de légitime défense.
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