Lettre ouverte aux intellectuels algériens

Mes amis du livre et de l’écrit,

Puisque les politiques ont emprisonné notre histoire, faisons-la sortir des cages idéologiques. Libérons les esprits de leurs chaînes, et les écoles des récits travestis. Regardons la réalité avec des yeux francs et faisons parler les légendes, les pierres et les arbres. Ils ont beaucoup de choses à nous apprendre, sur nous, sur l’Autre, sur le passé, sur l’avenir. Pénétrons l’essence du verbe et des choses. Les demi-vérités, les sentiers plusieurs fois empruntés et le confessionnel des patriotes ne mènent nulle part, au plus à la dérive, sinon au fleuve des regrets. Toute tergiversation est synonyme de petit mensonge. Avec nos plumes respectives, sarclons, creusons, retournons les feuilles et les ardoises, déterrons les objets qui intriguent, analysons-les, repeuplons les mémoires de héros et de mythes crédibles.

Mes amis du livre et du verbe,

Je suis arrivé au monde « étiqueté ». Deux mots gravés dans ma chair : arabe et musulman. Je suis né Algérien et la constitution du pays stipule que « l’islam est la religion de l’État » et que « l’arabe est la langue nationale et officielle ». Arabe malgré la langue de mes parents, le kabyle, et musulman malgré mes doutes et le paganisme de mes ancêtres.

Ma naissance a été, en des termes crus, un viol identitaire. Un assaut contre mon être, une guerre contre mes origines. Je suis né dans le mensonge. Élevé dans la farce, j’ai vécu dans le déni. Je suis un enfant falsifié. Je porte en moi la faille mémorielle. Mon âme est amazighe, les préceptes qui l’étouffent, pendant des siècles, sont arabo-islamiques.

Mon premier contact avec la langue arabe a été un choc. À 6 ans, j’ai eu comme instituteur un imam ; lequel, pour nous apprendre la langue de Naguib Mahfouz, a utilisé des versets coraniques. Il fallait apprendre et réciter, sur-le-champ et correctement, la première sourate : El-fatiha. Puis plusieurs autres. Je n’y comprenais rien. Tout m’échappait, tout me terrorisait : les mots, le rythme, le sens. En trébuchant une énième fois sur une syllabe, j’ai reçu une salve de gifles. Je n’avais pas le droit de déformer la parole de Dieu. C’était sérieux et j’étais, malgré mon innocence, puni. Sévèrement. Je n’étais pas à la hauteur du message du prophète. Il fallait que j’obéisse, que je m’agenouille, prie davantage, balbutie nuit et jour des versets, m’assimile aux « Frères » et aux « pieux prédécesseurs », et devienne un « véritable » Arabe et musulman.

Mon deuxième choc a été la compréhension du sens des sourates violentes et intolérantes, celles traitant de la guerre sainte, de la vengeance et de l’enfer. À peine pubère, je refusais de croire que Dieu, si bon et si clément, puisse ordonner aux fidèles de tuer les mécréants et traiter les femmes menstruées d’impures. J’ai compris d’emblée, la religion qu’on m’a imposée n’était pas celle que mon âme a élue : la liberté. J’ai été glacé de terreur en relisant, entre autres, la sourate 4, verset 56 : « Certes, ceux qui ne croient pas à nos versets, nous les brûlerons bientôt dans le feu. Chaque fois que leurs peaux auront été consumées, nous leur donnerons d’autres peaux en échange afin qu’ils goûtent au châtiment. Allah est certes puissant et sage ! »

Que j’ai eu peur pour ma mère en récitant sous la couette la sourate 4, verset 34 ! « Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs qu’Allah accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu’ils font de leurs bien. Les femmes vertueuses sont obéissantes (à leurs maris), et protègent ce qui doit être protégé, pendant l’absence de leurs époux, avec la protection d’Allah. Et quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d’elles dans leurs lits et frappez-les. »

Mon troisième choc, je l’ai reçu au lycée. Notre enseignante de philosophie, une salafiste officiant parfois à la matinale de la télévision nationale, m’a exclu définitivement de son cours. La raison : j’ai osé remettre en cause la véracité d’un hadith farfelu. Lors de l’examen de fin d’année, n’ayant pas assouvi sa rancune, elle m’a gratifié d’un zéro et d’un blâme aussi grands et violents que les châtiments de l’enfer.

D’autres chocs, aussi variés que brutaux, en rafale, m’ont fait perdre toute illusion pendant la décennie noire qui a secoué l’Algérie, lorsque des hommes, au nom de l’islam, écrasaient les citoyens comme des criquets et épinglaient les intellectuels tels des papillons au bout de leurs kalachnikovs et de leurs fusils à canon scié.

La liberté de conscience et l’égalité des droits n’existent pas dans les pays musulmans. On n’y choisit pas sa croyance, on y subit le diktat de la religion officielle. On naît musulman et on le reste. À vie. On mange musulman, on rêve musulman, on chie musulman, on meurt musulman. Les yeux tournés vers La Mecque, les fesses vers Hollywood.

Mes amis du livre et des mots,

Affrontons les fantômes du passé ! Avouons nos erreurs, nos excès et nos fuites. Le chat ne sera jamais un tigre et le nationalisme excessif ne résistera pas aux fourberies du temps. Comment définir l’Algérie, ce pays insaisissable, que les uns aiment exagérément et que les autres aiment haïr ? Est-elle vraiment une République ? Est-elle démocratique et populaire, une et indivisible, comme cela est chanté dans toutes les assemblées ? Les Algériens forment-ils un seul peuple, une seule nation ? Ont-ils la même identité ? La même religion ? Les mêmes rêves ? Parlent-ils la même langue ? L’algérien, comme langue, existe-t-il réellement ? L’Est et l’Ouest s’aiment-ils ? Le Nord ne méprise-t-il pas le Sud ? L’Algérie n’est-elle pas conjuguée au pluriel ? N’est-elle pas une mosaïque de peuples, chacun perdu dans sa « tribu » et ses fantasmes, partageant plus au moins des bouts d’une histoire souvent douloureuse et confuse ?

Mes amis du livre et de la vérité,

Qui a colonisé qui ? Qui a dépossédé qui ? Qui est venu chez qui, qui est arrivé plus tard et qui était là avant tous ? Notre histoire n’a pas commencé avec l’Indépendance en 1962, ou avec Messali Hadj, ou avec l’Émir Abd-El-Kader, ou avec Ben Badis, ou au 7ème siècle avec la conquête arabe de l’Afrique du Nord. Nous avions déjà nos rois et nos princesses, nos dieux et nos saints protecteurs, nos musiques et nos contes. Autochtones, les Berbères étaient là depuis toujours. Avant d’être islamisés et arabisés, ils étaient, entre autres, des Garamantes, des Libyens et des Numides. Ils ont traversé plusieurs époques, blessés, le ventre noué de faim et de douleur, les pieds chargés d’épines ; ils ont connu les guerres puniques, la romanisation, la christianisation, l’invasion vandale, l’empire ottoman, le colonialisme français…

Mes amis du livre et de la pensée,

L’Afrique du Nord est amazighe. Qui oserait affirmer le contraire ? Cependant, officiellement, l’Algérie, le Maroc et la Tunisie sont arabes. Les Nord-Africains sont-ils des Berbères qui s’ignorent ou de faux arabes s’affirmant avec zèle ? L’ignorance de soi, véhiculée par l’école et les médias officiels, ravage les mentalités. Ne sachant pas qui ils sont, les Algériens, se considèrent plus arabes que les Saoudiens, plus palestiniens que les Gazaouis.

Connaissons-nous notre histoire ou n’en prenons-nous pas que ce qui nous arrange ? Savons-nous d’où vient le vocable « Algérie » ? Le 14 octobre 1839, le général Schneider a envoyé une lettre au maréchal Sylvain-Charles Valée, gouverneur général d’alors, lui demandant de remplacer l’appellation « Possession française en Afrique du Nord », trop longue à son goût, par le mot « Algérie ». La France a-t-elle inventé l’Algérie, comme l’Empire britannique a créé artificiellement plusieurs États au Moyen-Orient et en Asie ? C’est une question légitime que d’aucuns se posent. Les Touaregs n’ont jamais reconnu les frontières tracées à la règle par le pays de Gaulle. L’Algérie, qui n’existait pas au temps du roi Jugurtha ou de la reine Dyhia, existera-t-elle dans cinquante ans ou dans un siècle ? Quelle forme politique et juridique prendra l’Afrique du Nord dans quelques décennies ? Les nations et les peuples invisibles triompheront-ils des États artificiels issus de la colonisation. Après tout, la fatalité de l’histoire n’existe pas. Les pays et les peuples se font, se défont ou se refont au gré des bouleversements du monde. Avant 1918, l’empire austro-hongrois régnait dans un vaste territoire d’Europe centrale et, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il a éclaté en plusieurs États.

Mes amis du livre et de la vérité,

Tous les colonialismes sont décriés sauf le colonialisme arabo-islamique. Pire, celui-ci est nié. Pourquoi la majorité des intellectuels, du Sud comme du Nord, pratiquent-ils la dénonciation sélective ? Les nouveaux damnés de la terre ne sont pas les Arabes ou les musulmans, mais les peuples colonisés par ces derniers : les Amazighs, les Kurdes, les Persans, les Coptes… « La religion des pauvres », ce n’est pas l’islam. Les langues maternelles et les coutumes des peuples colonisés par les descendants de Mahomet risquent tôt ou tard de disparaître. Ce sont elles les véritables religions des pauvres. Je ne défends pas ma spécificité culturelle par chauvinisme (je hais tous les chauvins), mais par crainte de la voir un jour s’éteindre.

La diversité des langues et des identités est une richesse pour l’humanité. L’uniformisation est une sorte de fascisme.

Mes amis du livre et de l’écrit,

Nous serons, quoique nous fassions, poursuivis par la question des origines. Tant que celle-ci n’est pas résolue, notre avenir sera incertain, nos espoirs fragiles. Nous aurons des comptes à rendre aux générations à venir. Nos mots seront tamisés ; les silences des uns et des autres, accusés. N’est-il pas venu le temps de rebattre toutes les cartes, de séparer le vrai des faux-semblants, les saints des corrompus et les justes des faussaires ?

Rien n’est tabou, tout se dit, tout est discutable. L’intellectuel ne doit rien cacher à ses contemporains. Il doute de tout, aussi bien des géants sanctifiés que des thèses éternelles. Repoussant tout calcul et toute pensée molle, il doit dire toutes les vérités, de surcroît celles qui agacent.

Avec toute mon affection,

K. A.

Karim Akouche, auteur de La Religion de ma mère, roman, éd. Écriture, Frantz Fanon et Michel Brûlé.

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